J’ai lu récemment et beaucoup apprécié le dernier ouvrage de Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité (PUF, 2021). J’en donne ici une note de lecture libre sous forme de petite présentation/résumé non exhaustif. Si l’ouvrage n’est pas directement lié au sujet du blog, il nourrit ma réflexion politique sur l’enseignement et la transmission d’une culture historique comme élément d’émancipation et de construction citoyenne.

Depuis les débuts de la sociologie comme science, à la fin du XIXe siècle, des sociologues se sont intéressés à la question de la culture et des pratiques culturelles des individus et des groupes sociaux. Très vite, il est apparu que les différences sociales étaient liées aux différences de pratiques culturelles et qu’il existait, pour simplifier, des cultures de classes associées aux différents niveaux de l’échelle sociale – pour faire simple, je parlerai de classes sociales, sans que cela ne vaille forcément adhésion à une lecture marxiste de la société. Dans les années 1970, ce sujet connait un regain d’intérêt, autour de deux théories qui viennent renouveler la manière d’envisager le lien entre classes sociales et cultures.

A Francfort, autour du philosophe Theodor Adorno, émerge le concept de culture de masse. L’idée est simple : le développement de la société de consommation et de l’industrie culturelle, couplé à la démocratisation scolaire, entraine la diffusion à grande échelle de produits culturels uniformisés, qui traversent les frontières géographiques et culturelles. Ce processus entraine une uniformisation progressive des pratiques culturelles, et donc la disparition des cultures de classes.

Dans le même temps, cependant, les sociologues français Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron développent le concept de distinction. A l’opposé de l’école de Francfort, en tout cas en apparence, ils considèrent les pratiques culturelles comme un élément fondamental de la constitution de classes sociales cohérentes dotées d’une identité qui leur est propre et de valeurs communes. Si la culture est de plus en plus accessible, les classes supérieures, les catégories dominantes, utilisent les pratiques culturelles comme un moyen de se distinguer des catégories situées en-dessous d’elles. Elles formes un « capital culturel » qui distingue les élites sociales du reste de la société et qui peut prendre plusieurs formes :  un capital incorporé, constitué des goûts et aptitudes formés par la familiarisation dès le plus jeune âge à la culture légitime (opéra, musique classique, théâtre…) ; un capital institutionnalisé, constitué par les titres et diplômes obtenus dans les bonnes écoles, les bonnes filières ; un capital objectivé, constitué par la possession d’objets porteurs de sens et de valeurs symboliques (œuvres d’art, meubles, disques, livres…).

Le livre de Philippe Coulangeon part du constat, largement fait par les héritiers de l’école de Francfort, que la massification de la culture va à l’encontre de la logique de distinction décrite par les bourdieusiens. La diffusion très large d’une culture industrialisée, notamment dans des domaines comme le cinéma ou la musique, a brouillé les pistes, et les classes supérieures ne semblent pas apprécier moins que les autres la pop culture mondialisée, tandis que les lieux d’acquisition de la culture légitime, notamment les filières universitaires littéraires, sont désertées par les enfants de la bourgeoisie. Peut-on, dès lors, parler encore d’une distinction par les pratiques culturelles ?

La thèse de l’auteur, c’est que la manifestation de cette distinction, notamment en termes de capital incorporé, a progressivement glissé de pratiques culturelles marqué par l’élitisme des goûts à la revendication de leur éclectisme et de leur cosmopolitisme. Les classes supérieures ne se distinguent plus en rejetant le rap au profit de l’opéra, les blockbusters d’Hollywood au profit du cinéma d’auteur, Harry Potter au profit de Balzac. Elles affirment apprécier les deux et savoir les apprécier – qui en vinyle, qui en VO. Tant celui qui ne pratique que la culture de masse mondialisée sans ces marques de distinction que celui qui s’accroche à une sacralisation de l’ancienne culture légitime révèlent involontairement leur étrangeté à l’élite sociale. Culture populaire et culture de masse deviennent paradoxalement des instruments de la distinction des élites sociales, caractérisées désormais par l’ouverture et la diversité de leurs pratiques culturelles et le monopole du bon usage de ces pratiques. On assiste ainsi à une véritable gentrification des cultures populaires, appropriées par les classes supérieures dans une relation très asymétrique où, à l’inverse, la culture des élites ne se diffuse pas vers le bas de l’échelle sociale.

Le capital institutionnalisé connait lui aussi des transformations qui lui permettent de survivre à la massification de l’enseignement. D’une part, on observe un mouvement d’inflation des diplômes. La distinction, d’abord incarnée par le baccalauréat, s’incarne dans des diplômes de plus en plus élevés. D’autre part, les stratégies de distinction sont de plus en plus horizontales et de moins en moins verticales : la course au diplôme se heurtant forcément à l’écueil du niveau maximal existant et de la durée croissante, il ne s’agit plus d’obtenir le bon niveau de diplôme, mais de l’avoir obtenu dans la bonne école – c’était déjà le cas, mais le phénomène s’amplifie. Les universités sont progressivement désertées par les catégories supérieures au profit des grandes écoles, voire des études à l’étranger. Enfin, l’affaiblissement du magistère culturel de l’école semble inexorable, l’enseignement secondaire n’ayant plus l’objectif ni les moyens de fournir le capital culturel incorporé manifestant l’appartenance aux classes supérieures.

A travers ces deux exemples, entre autres, Philippe Coulangeon, qui réalise une synthèse très complète des travaux du dernier demi-siècle en sociologie culturelle, montre que malgré la massification de l’enseignement et de la culture, les notions de distinction et de capital culturel conservent une grande pertinence dans l’analyse de la stratification sociale. En matière culturelle comme en matière économique, les classes supérieures se distinguent en effet par leur capacité à s’adapter aux évolutions sociales pour défendre et conserver leur position dominante. 

Le livre sur le site de l’éditeur : Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes. Le goût de l’altérité, PUF, 2021, 374 p.

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